Combien de fois, quand elle est contrariée, Dona Clara va-t-elle soulager sa tension en posant sur la platine un disque de sa collection ! Sa façon de choisir le morceau adéquat, celui qui sublime l’instant, semble même révéler un trait de son caractère : cette femme sait ce qu’elle veut. Et ce qu’elle ne veut pas. Car, comme le résume Kleber Mendonça Filho, Aquarius est l’histoire d’une femme qui dit non. Son refus est le point de départ du film.
Nous n’allons pas proposer ici une critique d’Aquarius mais revenir ici sur quelques chansons présentes dans le film, d’autant que Kleber Mendonça Filho déclarait à Libération : « j’ai pensé le scénario comme on conçoit la bande-son d’une fête imaginaire ».
Aquarius est un des temps forts de l’année cinématographique mais, surtout, si d’emblée on distingue le film lui-même de l’agitation que son accueil et son équipe ont pu générer, il est un film majeur. Un grand film. Qui aborde avec toute la complexité du phénomène, le problème de la spéculation immobilière dans les grandes villes brésiliennes. Clara, interprétée par Sônia Braga, habite un bel appartement du petit immeuble Aquarius, dans le quartier de Boa Viagem à Récife. Idéalement situé face à la plage, cet immeuble déserté par tous ces habitants à l’exception de Clara est la proie des promoteurs immobiliers. Ils rêvent d’y construire en lieu et place une grande tour, une de ces tours comme il y en a tant sur le littoral des villes brésiliennes et dont l’effet secondaire est de plonger les plages dans leur ombre. Cette appropriation par les grandes groupes privés d’espaces publics ou appartenant à des particuliers touche particulièrement Récife où un mouvement citoyen s’était créé contre le projet de construire des tours sur les quais Estelita en centre ville, là où des entrepôts historiques appartenaient encore à la municipalité. Le Movimento Ocupe Estelita est né en réaction à cette privatisation de l’espace public, symptôme marquant de la ville post-moderne et néo-libérale comme l’avait montré Mike Davis en étudiant Los Angeles. Aquarius se limite délibérément à un seul exemple, ô combien emblématique, celui de ce petit immeuble que les promoteurs veulent raser pour construire un condomínio de standing.
Avec le rôle de Clara, Sônia Braga se voit probablement offrir le plus beau cadeau de sa vie d’actrice. Comme Pam Grier dans le Jackie Brown de Quentin Tarantino, sa maturité s’épanouit dans ce contre-emploi après qu’elle ait fait carrière sur son charme et quelques prestations un peu olé-olé. Cette Dona Clara, journaliste musicale à la retraite, n’est pas toujours très sympathique. Si elle est altière, elle est aussi parfois hautaine (mais jamais avec les gens simples). Elle est forte mais, comme le dit Kleber Mendonça Filho, « Clara paraît vulnérable chez elle à tout moment« . Et chez elle, on l’y voit beaucoup. Autant Les Bruits de Recife était un film choral, un puzzle complexe superbement réalisé, autant Aquarius se concentre sur un personnage et son intérieur. Le sujet du film, c’est aussi cet appartement si investi de mémoire. Cet lieu menacé pour les promoteurs : « elle passe son temps à protéger son espace, comme dans un film d’horreur, même si ce n’est pas l’impression que le film laisse, raconte Kleber Mendonça Filho, parce que le danger insuffle une nouvelle énergie, de nouveaux désirs, à son existence« .
Dona Clara est une ancienne critique musicale, elle possède encore une belle collection de disques vinyle même si elle écoute aussi des mp3, comme elle l’explique à une journaliste venue l’interroger et qui semble n’avoir que cette question à la bouche. Cette scène prend tout son sens quand on apprend, plus tard dans le film, que c’est ce titre réducteur « J’aime les mp3 » qui a été retenu pour l’article et que la journaliste un peu abrutie n’est autre qu’une nièce d’un ponte du journal, façon de souligner l’emprise de quelques familles sur toute la ville et l’entre-soi qu’elles entretiennent.
Même si toutes les musiques du film ne sont pas choisies par Clara, la bande originale ressemble à un portrait en creux du personnage. Par exemple, « Hoje », la chanson de Taigara, un des artistes les plus censurés par la dictature militaire, qui ouvre le film dit : « Hoje, trago em meu corpo as marcas do passado » (« aujourd’hui, je porte sur mon corps les marques du passé« ), ce qui peut être une allusion au personnage de Clara, survivante d’un cancer au prix d’une masectomie.
Dès le prologue du film, situé en 1980, on découvre Clara et quelques amis en train de rouler sur une plage en faisant les fous. Cette première scène semble destinée à montrer son caractère dominant. C’est elle qui d’autorité dit « écoutez ça« , alors qu’elle glisse une cassette dans l’autoradio en mettant le son à fond : « Another One Bites the Dust » ! Kleber Mendonça Filho dit d’ailleurs que c’est cette scène qui lui permet de juger de la qualité du son dans les salles où le film est projeté ! Trente ans plus, Clara n’est toujours pas lassée de Queen : quand une fête s’improvise au-dessus de chez elle, elle pose sur la platine « Fat Bottomed Girls » et pousse le volume pour couvrir les importuns. Elle écoute le groupe de rock psychédélique de Recife Ave Sangria en constatant que quarante ans après, ça sonnait toujours aussi bien. Ou, dans un moment d’intimité un peu mélancolique, elle préfère Roberto Carlos et son « O Quintal do vizinho ».
Alors que le disque vinyle revient à la mode, le film joue sur cette fétichisation de l’objet. Choisir un album et le poser sur sa platine devient un geste cinégénique. D’autant que quand Clara écoute de la musique, c’est souvent tard dans la nuit, esquissant pour elle-même quelques pas de danse, savourant un verre de vin rouge.
Elle n’est pas la seule à choisir des disques de sa collection. Ainsi, la petite amie de son neveu demande-t-elle la permission de jouer une chanson ayant une grande valeur sentimentale pour elle et sa famille. Bonne pioche et beau moment d’émotion tant la chanson en question est magnifique : « Pai e Mãe » de Gilberto Gil ! Gil était déjà présent plus tôt dans le film : en 1980, toute la famille de Clara faisait la fête, dansait et chantait à tue-tête sur « Toda menina baiana » !
Enfin, pour conclure, cette revue en chanson du film, rappelons ce conseil de Clara à son neveu favori alors que celui-ci s’apprête à accueillir cette petite amie. « Fais-lui écouter Maria Bethânia« , dit-elle en passant « Jeito estúpido de te amar », « montre-lui que tu es un garçon intense » ! L’art de la séduction passe-t-il par Maria Bethânia ? Si un lecteur en fait l’expérience, nous serions ravis d’avoir son témoignage afin de valider le conseil de Dona Clara.