Sensation attendue de l’année, BaianaSystem livre un album énorme qui reflète le phénomène qu’il est devenu à Salvador.
Six ans après ses débuts, BaianaSystem signe enfin un deuxième album. Cela semble long mais c’est pourtant un détail, BaianaSystem avait clairement autre chose à faire que de s’enfermer en studio. Pendant ces dernières années, il n’avait qu’un seul moto : jouer, jouer et encore jouer !
(Avant d’aller plus loin, je confesse mon plus grand regret de l’année : n’avoir finalement pas pu assister au carnaval de Salvador. Alors que le projet était calé depuis quelques mois, sans rentrer dans les détails, une incompatibilité avec le calendrier des vacances scolaires (de la zone C) en a décidé autrement)
C’est par sa présence sur le terrain que BaianaSystem est devenu un phénomène. Un phénomène que même son fondateur Robertinho « Beto » Barreto était loin d’imaginer quand nous l’avions interviewé en 2011. Outre ses nombreux concert, son Navio Pirata est devenu la principale attraction du carnaval alternatif de Salvador. Lors de l’édition 2016, 30 000 personnes formaient cortège pour accompagner son parcours ! Il s’agit du phénomène rare où les artistes et leur musique rencontrent non seulement leur public mais, excusez les grands mots, l’esprit du temps. Si BaianaSystem est ainsi devenu l’étendard et le haut-parleur d’une partie de la jeunesse soteropolitana, il n’y a rien de fabriqué, rien d’artificiel là-dedans : zéro budget promo, zéro passage radio, mais une véritable effervescence, une résonance inouïe entre les aspirations du public et le propos des artistes.
(Pour dire qu’on peut bien kiffer le son de BaianaSystem, tant qu’on n’aura pas fait l’expérience d’une de ces présentations et de l’accueil que lui réserve son public bahianais, on n’aura qu’une idée théorique du phénomène (ce qui encore hélas mon cas) mais permet quand même d’apprécier et chroniquer le disque).
La voix et le son de Bahia
Entre ce premier album de BaianaSystem (chroniqué ici à sa sortie, puis repris l’année suivante avec une nouvelle intro et lien de téléchargement officiel, depuis 404) et Duas Cidades, il n’y eut que le EP Pirata, sorti en 2013, à se mettre sous la dent. Révolutionnaire dès ses débuts par son inscription de la guitarra baiana dans un environnement contemporain marqué par le dub et les percussions du cru, le son du groupe s’est étoffé. La formidable production de Daniel Ganjaman (Instituo, Criolo…) en est un élément déterminant, d’autant que son premier souci a été de ne pas dénaturer l’essence de BaianaSystem. La maturité du groupe n’y est pas non plus étrangère, les quatre membres du groupe (Beto Barreto, Russo Passapusso, SekoBass et Felipe Cartaxo) y sont chacun dans leur domaine plus affutés que jamais.
Jusqu’alors, sur le premier album et le EP, BaianaSystem avait d’abord cherché à enraciner sa démarche en sollicitant des voix emblématiques de Bahia : Gerônimo, Lucas Santtana, Lazzo Matumbi, Mateus Aleluia , sans oublier BNegão (Carioca, lui, mais qui fait figure de parrain et à qui ce nouvel album est dédié), au gré des morceaux. Aujourd’hui, signe de maturité certainement, ce n’est plus nécessaire. Pourtant, il y a bien des invités sur Duas Cidades. Mais si l’immense Siba est là, c’est pour jouer de la rabeca sur l’instrumental « Cigano ». Et puisqu’on est à Bahia, il y a bien sûr pléthore de percussionnistes, dont Márcio Victor (Psirico), Ícaro Sá (Orkestra Rumpilezz) et Japa System (Timbalada). Et s’il y a des voix invitées, et même un véritable chœur, ce sont celles des Ganhadeiras de Itapoã (déjà présentées ici) qui viennent donner une puissance épique aux refrains.
Russo Passapusso, plus que jamais, demeure ce MC incendiaire et désormais se suffit à lui-même. Son phrasé ragga irrésistible est le supplément d’âme à la signature du groupe. Ses lyrics portent haut la voix d’un Salvador populaire et sa voix s’éraille à mener la revue tel un ange-conducteur car, comme le disait Carlinhos Brown, « en haut d’un trio eletrico, le chanteur n’est pas un chanteur, c’est un ange conducteur« .
BaianaSystem creuse son sillon et Duas Cidades ne s’en écarte pas. Les trames sont les mêmes : « Jah Jah Revolta Parte 2 » et « Barra Avenida Parte 2 » sont les suites de titres du premier album, bien que méconnaissables, quant à « Playsom », déjà sorti l’an dernier et sélectionné sur la B.O. du jeu FIFA 16, il sample un passage de « Terapia », extrait du EP Pirata. Le message est clair : les bases sont là, il suffit de creuser, reprendre, transformer, toujours pareil, jamais pareil, à l’image des versions live des morceaux qui changent en permanence. La musique de Baiana System est un flux, une boucle, un chemin à suivre par la foule à l’image de leur Navio Pirata qui agglutine ses troupes et les secoue d’infra-basses.
Les éléments fondateurs du groupe sont toujours les mêmes, la petite guitarra baiana (qui, on le rappelle, fut inventée par Dodô et Osmar pour leur trio elétrico) de Beto Barreto donne toujours la couleur à la musique du groupe. Ses interventions ont gagné en concision pour ne garder que l’essentiel. Les rythmiques hypnotiques et les basses hyper-profondes sont toujours l’œuvre de SekoBass, redoutable, qui de dub en kuduro, de cumbia en samba-reggae, jamais ne perd la vibration chtonienne.
La tribu des Baianonymous
Quant à Filipe Cartaxo, frère de Beto, il est toujours en charge des visuels, prépondérants dans l’identité de BaianaSystem. L’utilisation de masques en carton, distribués au public à l’occasion des spectacles et aussi portés par les musiciens, comme Russo en photo ci-dessous, est même devenu un concept essentiel du groupe : celui d’un lien d’indifférenciation entre les artistes et le public, comme s’il offrait un accès à la tribu des anonymes, ou qu’on pourrait plutôt s’amuser à appeler celle des Baianonymous.
La pochette de Duas Cidades n’est pas autre chose qu’un hommage de BaianaSystem à son public, comme si c’était lui, présenté à visage découvert, qui poussait la machine et faisait avancer le groupe.
Toute l’énergie et l’effervescence festive de BaianaSystem ne perdent jamais le fil de la réalité sociale. Les lyrics de Russo Passapusso sont toujours à hauteur de l’homme de la rue, foncièrement vernaculaires, imprégnés d’un lexique qui reflète l’âme de Bahia la noire. Les allitérations de Russo sont peut-être plus proches de l’onomatopée que de l’alexandrin, elles rendent hommage à la dignité du petit peuple qui se lève tôt pour travailler, qui s’accroche au cercle vertueux de la solidarité (« Junto, junto (Bom pra mim, bom par você) »), qui, superstitieux, serre le point en figa pour conjurer les souffrances de la vie.
Si les textes dénoncent ici la spéculation immobilière, ailleurs la dérive touristique et les violences policières (« toda cidade fai ficar turística e a polícia violenta vai ditar a política »), même la géographie urbaine de Salvador divisée en deux villes, duas cidades, la Cidade Baixa et la Cidade Alta, est un fossé qui ne demande qu’à être comblé quand on suit la cadence irrésistible du groupe.
BaianaSystem incarne la Bahia contemporaine, urbaine et chaotique, et conjugue, comme si ce grand écart était une évidence, puissance festive et urgence sociale. Son album enchaîne les hymnes d’un conscious carnaval et capte l’essence de ce phénomène. Un portrait fidèle de Bahia même si c’est un masque qu’il tend en guise de reflet.