Roque Ferreira cultive le paradoxe d’être à la fois prolifique et rare. Auteur de sambas aux quatre-cents compositions enregistrés par les autres, il a sorti il y a quelques mois ce qui est seulement son deuxième album, Terreiros.
À soixante-huit ans, Roque Ferreira est un homme comme on n’en fait plus, un vieux maître du samba de Bahia à qui de nombreux artistes vouent un culte, à commencer par Maria Bethânia, mais dont le disque personnel est sorti dans la plus assourdissante indifférence. Il faut dire aussi que l’homme entretient sa réputation de vieux grognon de la plus généreuse façon qui soit : il dézingue à tout va et rares sont ceux qui trouvent grâce à ses yeux.
Parce qu’il considère que, dans le samba de roda, le mieux est l’ennemi du bien, il avait fait la fine bouche et regretté que le disque de Roberta Sá avec le Trio Madeira Brasil, Quando o Canto é Reza, bel hommage entièrement constitué de chansons de son répertoire, soit trop sophistiqué. Une viola et des palmas en guise d’accompagnement suffisent à son bonheur, elles sont un gage d’authenticité. « La modernité est une chose exécrable en matière de culture, explique-t-il. Je considère qu’il existe des niches culturelles qui sont intouchables. Elles ne sont ni modernes, ni anciennes. Le terme de modernité dans le samba de roda est absurde. La modernité, c’est pour les télévisions ou les voitures« .
Plus qu’avec n’importe quel autre artiste, c’est avec Mariene de Castro qu’il a la dent dure alors qu’elle a été sa plus belle interprète de ces dernières années et que, voilà, elle l’a profondément déçu depuis qu’elle est allé enregistré un album à Rio et a osé y inclure une chanson romantique (« Impossível acreditar que perdi você » de Marcio Greick) dans son dernier album, une véritable profanation selon lui. En plus, maintenant elle considère Carlinhos Brown comme un génie, « un génie !« , soupire-t-il… Inutile de lui demander ce qu’il pense de l’axé music ou du pagode. Roque Ferreira est ainsi, sans concessions, « ce radicalisme m’a attiré beaucoup plus de problèmes que vous ne pouvez l’imaginer« , concède-t-il.
S’il n’a pas l’ambition d’être un chanteur, il semblait impensable à Júlio Caldas qu’il n’enregistre pas plus. « Ce n’est pas possible qu’un compositeur qui est enregistré par tous les sambistes n’ait fait qu’un seul disque« . Pour donner une suite à Tem Samba no Mar, sorti en 2004, c’est donc lui qui prit les rênes du projet, en charge de la production, des arrangements et de la viola, cette guitare si prisée de Roque Ferreira (ainsi que de la guitare et de la mandoline). Bien sûr, il a respecté toutes les exigences du maître, à mille lieues de son dernier album personnel Blues, Baiões e Psicodelia intégrant des longues plages prog-rock !
Ce Terreiros est donc un fidèle reflet de l’univers de Roque Ferreira où le répertoire se partage entre samba de roda, ijexá et samba et où les thématiques sont toujours un voyage au sein des riches traditions populaires nordestines, traditions qu’il se fait un devoir de préserver de l’oubli du plus grand nombre. On trouve également deux beaux hommages sur l’album. Le premier « Doce » est dédié à Dorival Caymmi car il est celui qui a « embelli » Bahia. Comme l’explique Roque Ferreira, Caymmi « a découvert la simplicité. Il faisaient des chansons qui semblaient appartenir au domínio público ». L’autre, « Amor Impérial », est une célébration du samba de Rio et de ses écoles, en particulier l’Império Serrano, car « si le samba est né à Bahia, c’est une très mauvaise mère, regrette Roque Ferreira. Parce que s’il n’y avait pas Rio, c’en serait déjà fini du samba« .
L’univers de Roque Ferreira, c’est aussi l’évocation des cultes afro-brésiliens et leurs orixás. Sur Terreiros, ce sont des titres comme « Iansã » ou « Agué/Obatalá/Alafin do Oió/Logun ». Ce qui nous amène à son deuxième paradoxe, après celui d’être à la fois prolifique et rare : aborder des thématiques religieuses tout en se décrivant comme agnostique. « Les gens à Rio pensent même que je suis Pai de Santo ! (rires). Toutes mes connaissances sont théoriques. Je n’ai jamais participé à aucun candomblé. Ce que je sais, c’est en achetant des livres et en lisant que je l’ai appris. Même si j’ai fini par m’y identifier pas mal« . Il n’est pas homme de terrain et chacune de ses chansons est nourrie d’une riche documentation et d’un véritable travail de recherche. Cette approche théorique pourrait même être un troisième paradoxe quand on entend faire vivre les choses simples du quotidien et que la contrainte d’une chanson est la concision.
De la même façon qu’il entretient l’héritage afro-brésilien par l’évocation de personnages et de fêtes populaires dans ses chansons, ce sambiste savant multiplie les références à la langage yoruba parce que, dit-il, « je trouve belle la culture noire, la langue aussi est belle. En yoruba, les accents sont une merveille. La tonique sur la dernière syllabe est très agréable et elle t’aide à mettre une musique sur le texte« . Il racontait qu’à l’époque où Roberta Sá enregistrait ses chansons, il lui avait envoyé un lexique de termes yoruba afin qu’elle comprenne le sens de ce qu’elle chantait, cette fois-ci, il a inclus un glossaire de cinq pages à la fin du livret.
Plutôt que reprocher à Roque Ferreira d’être un râleur passéiste, il faut se laisser gagner par la poésie de ses sambas et les évocations de manifestations populaires disparues. Ainsi « Taiêra », son morceau préféré de l’album, évoque une fête qui avait cours dans l’état du Sergipe, en hommage à São Benedito, où des femmes noires sortaient les seins nus, portant des colliers d’or et chantant des musiques de Nossa Senhora do Rosário. Avec son violon entêtant et sinueux, c’est aussi le seul titre qui s’écarte des canons habituels, l’ordre immuable de l’orchestration.
Le titre le plus émouvant de l’album s’appelle « Caxixi », une lente complainte d’amour portée par le trio nordestin classique de l’accordéon, triangle et zabumba. Il y évoque une femme qui est belle comme un « caxixi » et ressemble à une poupée d’argile. Le caxixi désigne justement une miniature en terre cuite et Nazaré das Farinhas, dans le Recôncavo, ville dont Roque Ferreira est originaire, est célèbre pour sa Feira dos Caxixis, une énorme fête de l’artisanat de la terre cuite.
S’il n’est pas un chanteur, Roque Ferreira pose sa voix sans forcer, sans tricher. La mélancolie lasse de son chant est la pudeur de qui en a déjà beaucoup vu. Quand on a fini d’écouter l’album et que l’on tourne la dernière page du livret, on découvre une dédicace posthume à ses fils Bito et Junior illustrée d’un simple dessin. Peut-être est-ce pourquoi cette carapace…
On pourrait faire à Roque Ferreira le compliment qu’il adresse à Dorival Caymmi : lui aussi parvient à la simplicité, lui aussi signe des chansons qui semblent être du domínio público tant elles coulent d’évidence et font de Terreiros une œuvre à contre-courant des modes, uniquement tendue vers l’essentiel.