Aláfia concilie comme personne l’urgence du propos à la ferveur musicale collective. Pour oser un raccourci, Corpura, leur deuxième album, c’est comme si Funkadelic se retrouvait sur un terreiro de candomblé pour joindre son groove aux toques qui célèbrent les orixás.
Dans la grande tradition des orchestres de funk, Aláfia rassemble une bonne dizaine de membres autour de trois chanteurs/rappeurs Eduardo Brechó, Jairo Pereira et Xênia França. Depuis sa fondation, la vocation d’Aláfia est d’œuvrer à une « ré-africanisation » de la société brésilienne encore profondément régie par les préjugés racistes. Leur armes au service de cette fibre militante ? Des propos structurés, les valeurs positives des religions de matrices africaines, une formidable cohésion d’ensemble et le… funk comme ADN du projet ! Un journaliste de la BBC a d’ailleurs donné l’étiquette de funk candomblé à leur musique, appellation visiblement validée par le groupe…
Dans un Brésil où le fondamentalisme évangélique laisse libre cours à son intolérance, où celui-ci pèse d’un poids politique inédit dans l’histoire du Brésil et dans ses choix de société, l’heure est à la posture défensive. Il faut protéger son territoire, son espace de liberté : « Proteja seu Quilombo ». « Proteja a cabeza / proteja do projétil« , dit la chanson, comme un écho à cette gamine caillassée parce qu’elle sortait d’un terreiro. Il faut se protéger des Rambo et même, pour faire la rime (un peu facile, hein ?), des « fusils de Rimbaud » parce que le poète a aussi été trafiquant d’armes !
Chacun des onze titres de l’album rend hommage à un orixá. Par exemple, « Blackmith » salue Ogum, « Oxotokanxoxô e Uiratupa », Oxossi et « Banho de Poeira » Ossain (pour le reste, j’avoue ne pas les avoir tous identifiés). On rappellera que le nom du groupe signifie « chemin ouvert » en yoruba. Il renvoie à la pratique du jogo de búzios, quand on lance les cauris et qu’ils retombent tous « ouverts », retournés. Ce tirage étant le meilleur que l’on puisse espérer. L’implication spirituelle du groupe dans les cultes se traduit également par la présence, sur tout l’album, des percussions utilisées lors des cultes. Produit par Brechó et Alê Siqueira, l’idée initiale de Corpura était d’ailleurs de lier Motown au candomblé. Pourtant, plutôt qu’à la Motown, c’est surtout à Funkadelic que l’on pensera quand le groupe hausse le ton. Bien sûr pour ce formidable « Preto Cismado » avec ses guitares acides et énervées, mais aussi pour « Peregrino (Okê Kala) » qui se pose sur une ligne de basse décalquée de celle, fameuse, de « Cosmic Slop ».
Un titre se détache du lot et porte littéralement l’album : « Preto Cismado », véritable hymne contre le racisme, où est invitée la rappeuse Tássia Reis. Il dit une lassitude contre les exclusions, les victimes de bavures, les préjugés et la ségrégation, contre les blagues racistes et sexistes alors qu’on reproche à leur cible d’être susceptible et culmine en colère profonde sur le refrain : « Eu não posso acreditar que existe um deus que feche com segregação » (« je ne peux pas croire qu’il existe un dieu qui soit d’accord avec la ségrégation« ). Une claque !
Aláfia a construit son identité musicale à partir de la belle alchimie des voix où les timbres graves et les flows d’Eduardo et Jairo trouvent leur pendant dans le chant de Xênia França, jamais lisse. Ici, c’est « Corpura » ou « O Primeiro do Ano » qui la mettent en vedette, accompagnée de cordes. Si les titres les plus tendus puisent au funk de la meilleur essence, la majeure partie de l’album est pourtant constitué de morceaux downtempo tout aussi envoûtants et gorgés de soul.
Le titre Corpura est un mot-valise unissant couleur (cor) et pure (pura) mais aussi un néologisme qui évoque le corps (corpo), « a corpura do teu corpo« , et qu’Eduardo Brechó définit comme la « manifestation de la couleur et du corps de l’esprit« . Pour l’illustrer, ils ont choisi la couleur de la terre que l’on voit sur la pochette, « la couleur du disque est celle de la terre parce qu’elle est la plus pure qui existe, parce qu’elle est l’essence de la nature, cet ocre rouge« . Sans baisser la garde, Aláfia semble ainsi vouloir nous dire qu’en s’ancrant dans cette terre, il tire une force spirituelle plus profonde encore pour affronter la réalité.
Avec ce deuxième album, Aláfia s’affirme plus que jamais comme une formation majeure pour combattre les préjugés et célébrer la richesse d’un héritage afro-brésilien encore trop stigmatisé. Ceci sans jamais perdre le fil du funk ni son cosmic toque.
Hélas, à la différence du premier album, Corpura n’a pas été offert en téléchargement gratuit par le groupe. On pourra au moins l’écouter en intégralité sur Soundcloud…
Ici, la chronique de leur premier album, notre coup de cœur de 2013.
Là, une interview (en anglais) que vient d’accorder Eduardo Brechó au site AfroPunk…
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