En 2011, Nó na Orelha avait marqué un tournant dans la vie de Kleber Gomes alias Criolo : après vingt ans d’activisme hip-hop à Grajaú, périphérie de São Paulo, il est devenu un véritable phénomène dans tout le Brésil. Dans ce contexte, la sortie de Convoque seu Buda est forcément un événement très attendu.
On peut imaginer qu’une certaine pression ait pesé sur ses épaules au moment d’entrer en studio. On se trompe peut-être. Car s’il a pris le temps avant d’enregistrer un nouvel album, Criolo ne semblait pas craindre la panne d’inspiration et sa réalisation fut rapide. Si le précédent était une rupture dans son parcours, c’est parce que Criolo le rappeur se faisait aussi chanteur et que les morceaux, orchestrés par Daniel Ganjaman et Marcelo Cabral, passaient d’un style à l’autre avec aisance et brio : samba, boléro, afrobeat, reggae.
Convoque seu Buda retrouve cette même versatilité musicale mais, là encore, le hip-hop en demeure l’essence. Plus que par le flow et les beats : par l’attitude et par sa façon de rester à l’écoute, de rester fidèle à l’exigence du keep it real.
Autant l’avouer d’emblée, Convoque seu Buda ne se livre pas aussi spontanément que Nó na Orelha qui fut pour moi un coup de cœur instantané. Dès la première écoute. Quand j’avais découvert l’album en même temps que son auteur parce qu’il était mis en ligne sur la Musicoteca, un site que je visitais régulièrement pour y découvrir de nouveaux artistes brésiliens qui y proposaient leur musique en téléchargement gratuit. Convoque seu Buda n’est pas moins riche ni moins dense mais il ne contient peut-être pas de chansons au refrain aussi accrocheur ou aussi poignantes, du genre à foutre les poils, que Nó na Orelha.
Daniel Ganjaman et Marcelo Cabral sont toujours aux manettes. Et même plus. Ils ont cette fois-ci participé plus activement à la composition des morceaux. Leur art à passer d’un style à l’autre s’est même encore affiné, bien soutenus par les fidèles Thiago França (saxophones et flûte), Sérgio Machado (batterie), Guilherme Held (guitare) ou Maurício Badé (percussions) auxquels plus d’espace et d’initiatives sont laissés. On peut véritablement parler d’une œuvre collective et les instrumentaux sur lesquels Criolo se pose sont formidables d’un bout à l’autre. Qu’ils soient funky comme sur « Cartão de Visita », jazzy à cuivres dissonants sur « Casa de Papelão » ou d’influence yoruba sur « Fio de Prumo (Padê Onã) » avec Juçara Marçal au chant… Convoque seu Buda s’affirme véritablement comme un approfondissement de l’album précédent.
Pour témoigner des tensions sociales du Brésil et évoquer ses laissés pour compte, la gravité s’impose mais Criolo sait aussi se montrer plus léger comme sur le samba « Fermento pra massa », d’une ironie à la Tom Zé, pour évoquer les grandes grèves de 2013 à travers une de leurs conséquences futiles : être obligé de manger son pain rassis parce que le boulanger n’était pas allé travailler ! Sur « Cartão de Visita » où il invite Tulipa Ruiz, à coups de name-dropping il se moque de la frénésie consumériste et son obsession des marques qui connait le prix de tout mais la valeur de rien. Alors que dans le même temps, toute une scène du funk à São Paulo s’affirme par l’ostentação, exhibant les produits de luxe comme autant de symboles de statut social, Criolo vient rappeler à cette jeunesse son credo anti-bling bling : « Nem tudo que brilha é relíquia, nem jóia« , tout ce qui brille n’est pas de l’or.
Mais Criolo a aussi ses détracteurs qui moquent sa posture de « leader messianique » d’une génération en manque de héros. Et parce que dans un Brésil où les tensions sociales sont vives, on n’aime toujours pas écouter la voix des périphéries, la parole de Criolo irrite. Interrogé par le comédien Lázaro Ramos dans Espelho, une émission de télévision, sur l’ascension de la Classe C, à savoir le passage d’une partie des couches populaires à une nouvelle classe moyenne, Criolo a vu sa réponse devenir un sujet de plaisanteries sur les réseaux sociaux. La voix est douce mais ses bras moulinent de grands gestes : la cible est facile pour faire de Criolo un illuminé à l’esprit enfumé de qui a trop tiré sur le bédo. Pourtant si ses détracteurs avaient bien voulu l’écouter, derrière les envolées lyriques (style : « A alma flutua. O corpo precisa de alimento. Se não tem leite, a criança chora« ), ils auraient découvert un propos des plus cohérents. Lázaro Ramos lui-même invita les persifleurs qui n’auraient soit disant pas compris Criolo à écouter l’interview d’un universitaire sur le même sujet pour y retrouver les mêmes arguments, à la différence près, dit-il, que Criolo s’exprime par la poésie…
Et, évidemment, c’est en chanson que Criolo donne sa plus belle réponse. Dans « Cartão de Visita » et sa litanie de marques comme obsession absurde du consumérisme, il revient à la question : cette nouvelle Classe C n’est-elle définie que par des critères économiques ? Il y fait même une allusion à cette polémique en paraphrasant sa réplique moquée : « A alma flutua à leite, a criança quer beber / Lázaro, alguém nos ajude a entender« …
Dans une de ses chansons, Gilberto Gil avait rendu hommage au grand Dorival Caymmi en le surnommant « Buda Nagô » et cela lui allait comme un gant. Avec ce nouvel album, si Kleber Cavalcante Gomes convoque Bouddha c’est parce que nous avons tous besoin, dit-il, d’un équilibre et d’une paix intérieure qui nous aident à ne pas perdre espoir en l’humanité. Et parce que la voie de la sagesse passe parfois par celle de l’illumination et les fluctuations de l’âme, il mérite bien qu’on l’appelle Buda Criolo !