Carlinhos Brown vient d’avoir cinquante ans le 23 novembre dernier. Pour lui rendre hommage à l’occasion de cet anniversaire, je ressors donc de mes archives l’entretien que j’avais eu avec lui en 1999 et que je mettrai en ligne demain. L’interview avait alors été publiée sur trois pages dans la revue Cultures en Mouvement accompagnée du texte que je reproduis plus bas.
Brown est aujourd’hui un des artistes brésiliens qui rencontrent le plus de succès à l’étranger. Il a même failli gagner un Oscar en signant avec Sérgio Mendes et Will.I.am, la bande originale du film d’animation Rio… Ses activités actuelles excèdent le seul cadre musical, les amateurs pourront le regretter mais la célébrité est, probablement, une belle revanche pour le gamin venu d’une famille modeste, pour celui dont une partie de la presse brésilienne se moquait à ses débuts comme d’un semi-analphabète. Alors, Brown peut bien être juré dans une émission de télé-réalité et faire de la publicité, il demeure celui qui a véritablement introduit une révolution esthétique dans l’univers de la musique brésilienne : avec lui, la percussion s’est invitée sur le devant de la scène.
Dix ans déjà ont passé depuis que j’ai réalisé cet entretien. Mais je ne peux m’empêcher de rajouter un commentaire rétrospectif. Tout d’abord, je dois bien avouer que j’ai été ravi de rencontrer ainsi un des musiciens qui était, pour moi, une des figures majeures du monde artistique contemporain, totalement en prise avec nombre de ses problématiques. La question du métissage, ou de la créolisation pour citer Edouard Glissant, au même titre que celle du recyclage, est un enjeu majeur pour notre siècle. Critiqué par les médias paulistes, qui n’hésite pas à le moquer comme semi-analphabète, Carlinhos Brown est pourtant un grand théoricien, un penseur « organique » jamais avare de concepts pour expliquer sa démarche globale. Si son discours peut évidemment sembler parfois décousu, très rares sont les artistes possédant une Weltanschaaung originale, une authentique vision du monde cohérente s’articulant avec leur œuvre dans son entier. C’est le cas de Brown du Candéal-Bahia-Monde. Et qui plus est le bonhomme fut chaleureux et disponible. Le lendemain de notre entretien, il me fit visiter ses réalisations dans le Candéal, le Guetto Square, le studio Ilha dos Sapos, l’école Pracatum avant de m’offrir un bout de chemin dans sa Jeep et me rapprocher de ma destination. Croiser Carlinhos Brown, c’est constater au quotidien son énergie : quand il rencontre, un escalier, Brown ne peut s’empêcher d’en monter les marches quatre à quatre !
Avant toute chose, Carlinhos Brown est un des musiciens les plus créatifs du moment mais sa stature et du charisme à ne plus savoir qu’en faire font de lui un personnage complexe qui dépasse largement le cadre musical. En effet, issu d’une favela, présenté comme semi-analphabète par la presse brésilienne, doué d’un pragmatisme à toute épreuve, il n’a de cesse de faire bouger les choses sur le terrain. Et c’est bien sûr dans son quartier de Candéal qu’il s’est attelé à la tâche. Il y a fait installer un studio d’enregistrement dernier-cri, le Studio Ilha dos Sapos Juste en face, il a fait ouvrir le Candyall Guetho Square, un bel espace culturel où même les classes moyennes (qui auparavant ne mettaient pas les pieds là-bas) viennent voir les concerts de Timbalada alors que, paradoxe brésilien récurrent, les riverains fauchés font la fête dehors (et suivent les répétitions qui sont déjà de la « transe »). Usant de sa notoriété pour toucher le gouvernement de Bahia ou les ONG internationales, il s’est impliqué dans le projet Tà Rebocado visant à l’amélioration de l’habitat et dans celui, plus fou, de l’école de musique Pracatum. C’est « l’école de mes rêves« , dit-il. L’école est là, toute neuve, nickel, dressée au coeur de la favela. Mais si son nom est l’onomatopée d’un roulement de tambour, on est pour l’instant bien en peine d’y trouver déjà des élèves s’escrimant à faire résonner les peaux « pracatum-pracatum« . L’école est confrontée à la dure réalité : manque de fonds. Le début des cours est donc repoussé à une date ultérieure. Ce contre-temps n’a pas manqué de faire naître des polémiques et, du coup, Brown a tout simplement décidé de boycotter les médias brésiliens (et de noyer un peu le poisson avec les autres…).
Mais plus encore que son sens pratique et son action sociale, ce qui est frappant chez Brown est son intelligence « organique », ainsi que sa profonde foi dans le métissage et dans l’effet social du tambour. On pourrait le croire fumeux, naïf ou mégalomane. Pensez, quelqu’un qui rêve de rien moins qu’abolir l’individualisme par le métissage et la créativité, « ré-édifier Babel » et « lubrifier l’axe de rotation de la Terre » par les vibrations du tambour ! Pourtant, il y croit et à le voir conduire Timbalada pendant le Carnaval, ou avec son groupe sur scène, on ne peut qu’être frappé par l’énergie qu’il dégage et communique autour de lui : la Terre effectivement nous en tourne !