Il faut toujours un disque pour chauffer l’été. Une musique imparable avec un son énorme et de grosses basses quasi-sismiques. Le truc qui fera pleurer vos voisins, que vous soyez simplement la fenêtre ouverte dans votre mansarde parisienne ou, plus chanceux, au bord d’une piscine. Le truc amphibie qui mettra l’ambiance : que vous soyez à l’apéro ou quand les fourmis vous courent dans les jambes et appellent le corps à bouger en rythme. Ce disque-là, cette année, est sans aucune hésitation le Quilombo do Futuro de Maga Bo. Nous l’avions déjà présenté en juin, à propos du clip de « No Balanço da Canoa » mais ça fait presque trois mois que j’ai envie d’en parler et avec l’été qui tape fort ici*, le moment est enfin venu.
Ce Quilombo du Futuro présente un panorama des musiques afro-brésiliennes fidèle dans l’esprit mais amplifié par un sens aiguisé du son qui claque. Maga Bo, son concepteur, a su combiner la science électro du traitement des fréquences et des beats sans perdre la cadence originelle des genres abordés. L’exercice serait peut-être froid s’il n’avait convié à l’orgie percussionnistes et vocalistes en tous genres. C’est un véritable festival qu’il nous offre : samba, rap, coco, funk et j’en passe.
Si Rosângelo Macedo est une chanteuse, les autres sont des adeptes de la scansion : flow rap, phrasé ragga, embolada déchaîné, tout y passe. Maga Bo va se frotter aux racines : « No Balanço da Canoa » construit son rythme à partir du triangle, « É da Nossa Cor » est un hymne inspiré de la capoeira avec berimbau hypnotique de rigueur (avec Mestre Camaleão). Servie par un son balancé au canon, une armada de rimeurs se lâche au micro : style funk carioca pour Funkero, mélange de rap et repente pour Gaspar sur le « Rapembolada », ragga caverneux pour MC Zulu sur la batucada fantástica de « Immigrant Visa Part II » (avec Lucas Santtana au cavaquinho), légendes irréprochables du rap national avec BNegão et Speed Freaks, chanteur allumé de sound system comme Russo Passapusso (avec Robertinho Barreto à la guitarra baiana) sur « Xororô », la totale… Franchement, les voisins vont pleurer.
A ce moment où on aura souligné l’irréprochable relecture de tous ces styles afro-brésiliens, et seulement à ce moment, on indiquera que Maga Bo, ce Carioca d’adoption, est un gringo. Blanc de peau et de nationalité états-unienne. Et si on l’indique, c’est seulement pour souligner son talent. Stephen Anderson, de son vrai nom, s’est installé à Rio il y a plus de dix ans et il y a pris racines au sens où il a suffisamment creusé les traditions locales pour en proposer une interprétation qui déchire sans les dénaturer.
Après tout, le Brésil est terre d’accueil et on se souviendra qu’un des producteurs en vogue des années quatre-vingt-dix était serbe : Suba. Mitar Subotić, péri en 1999 dans l’incendie de son studio alors qu’il essaya d’y récupérer des bandes.
De son repaire carioca, Maga Bo, à sa façon, cherche à établir des connexions entre des styles populaires à l’écart des grandes avenues commerciales de la musique formatée. De là, le concept et le titre de son album : Quilombo do Futuro. Le quilombo était est une communauté d’esclaves évadés, les Marrons. D’une réalité, le quilombo est devenu utopie, symbole d’autonomie et d’harmonie, qui a nourri l’imaginaire de nombreux mouvements identitaires ou contestataires. Le quilombo est, dans son essence, une zone d’autonomie temporaire, une TAZ telle qu’elle est définie par Hakim Bey dans son ouvrage, référence ultime des utopies pirates et de la liberté originelle du world wide web, TAZ.
Dans ce livre culte, Hakim Bey y évoque un épisode historique qui pourrait bien évoquer la trajectoire de Stephen Anderson devenu Maga Bo : « À l’école primaire on a appris aux Américains que les premières colonies de Roanoke avaient échoué ; les colons disparurent, ne laissant derrière eux que ce message cryptique: «Partis pour Croatan». Des récits ultérieurs d’«indiens-aux-yeux-gris» furent classés légendes. Les textes laissent supposer que ce qui se passa véritablement, c’est que les indiens massacrèrent les colons sans défense. Pourtant «Croatan» n’était pas un Eldorado, mais le nom d’une tribu voisine d’indiens amicaux. Apparemment la colonie fut simplement déplacée de la côte vers le Grand Marécage Lugubre et absorbée par cette tribu. Les indiens-aux-yeux-gris étaient réels – ils sont toujours là et s’appellent toujours les Croatans. Ainsi – la toute première colonie du Nouveau Monde choisit de renoncer à son contrat avec Prospero (Dee/Raleigh/l’Empire) et de suivre Caliban chez l’Homme Sauvage. Ils désertèrent. Ils devinrent «Indiens», «s’indigénèrent» et préférèrent le chaos aux effroyables misères de la servitude, aux ploutocrates et intellectuels de Londres. Là où se trouvait jadis l’«Île de la Tortue», l’Amérique venait au monde, et Croatan resta enfouie dans sa psychè collective. Par-delà la frontière, l’état de nature (i.e. l’absence d’État) prévalut – et dans la conscience du colon, l’option de l’étendue sauvage était toujours latente, la tentation de laisser tomber l’église, le travail de la ferme, l’instruction, les impôts – tous les fardeaux de la civilisation et de «partir pour Croatan» d’une manière ou d’une autre« .
C’est parce que Maga Bo est « parti pour Croatan« , qu’il a franchi ce pas, que sa musique est si forte. Parce qu’autour de lui, il a su fédérer une tribu de résistants, qu’ils aient ou non un « immigrant visa« , qu’ils soient rappeurs, percussionnistes ou maîtres de capoeira. Ensemble, ils réinventent la fête conscious qui plonge aux racines afro-brésiliennes, électro-organique, et les offrent au vent de la modernité. Croatan, c’est Rio, c’est le quilombo, c’est ici, c’est où on le veut, c’est déjà le présent et, on espère, encore le futur.
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* Avisons les bonnes âmes qui, assommées par la canicule de ces derniers jours, chercheraient à se tourner vers le joik, les Chansons des Mers Froides ou n’importe quelle musique boréale qu’elles pareraient d’une vertu de circonstances, s’imaginant que par leur écoute répétée viendrait à s’immiscer une brise bien cool : ce n’est pas comme ça que ça marche, il faut « combattre le mal par le mal » et ne pas craindre les musiques qui chauffent plus encore que le mercure.
Bon, je n’ai pas forcément tout compris à l’article, mais en tout cas le morceau déchire. Merci pour cette ouverture d’esprit, et longue vie au funk carioca !