« Dans notre histoire, la percussion est souveraine. J’ai eu envie de l’aborder du point de vue de sa complexité. Ce qui n’avait jamais été étudié ainsi à Bahia ». C’est ce qu’explique Letieres Leite à Doris Miranda pour la Revista Bequadro. Son interview est d’ailleurs titrée « Percussão Soberana ». Avec notre manie de fonctionner par cycles, après avoir présenté la revue puis traduit un premier entretien de Letieres Leite, nous avons donc logiquement traduit celui accordé à Bequadro… Dans la présentation de cette interview, la journaliste expliquait que Letieres Leite et son Orkestra Rumpilezz avaient fait passer les percussion de la cuisine au salon. Une expression riche de sens au Brésil et qui était une thèse centrale du livre A Trama dos Tambores de mon amie anthropologue Goli Guerreiro (déjà interrogée à ce propos ici-même). « Rumpilezz est né d’une idée qui se faufilait en moi depuis des années parce que je n’en pouvais plus d’expliquer à tout le monde que ce qui fait notre différence, c’est la percussion. C’est pour ça qu’une des questions essentielles, c’était d’offrir une vraie dignité aux percussionnistes de l’Orkestra ».
Ce que dit Letieres Leite, maestro bahianais à la tête de l’Orkestra Rumpilezz, mérite qu’on s’y attarde. Avant de faire sensation avec ce projet, le parcours de Letieres Leite l’a conduit de Vienne où il reçut l’enseignement du prestigieux Konservatorium Franz Schubert avant de devenir le directeur musical d’Ivete Sangalo. Sacré contraste. Un contraste peut-être mais pas nullement une contradiction pour celui qui a fondé à Bahia une académie populaire d’enseignement de la musique, et qui est concerné par sa dimension sociale : « mon projet est lié à l’éducation parce que je ne crois pas en la séparation formelle entre musique savante et populaire ». En fondant Rumpilezz, il a réalisé son rêve, monter un orchestre de quinze cuivres et cinq percussionnistes qui revisitent en big band les rythmes fantastiques de Bahia, rythmes ayant leurs racines dans le candomblé. « Avec Rumpilezz, j’ai voulu chercher quelque chose qui parte de l’univers percussif bahianais. Tout vient du candomblé, d’une manière ou d’une autre. Nous sommes formés de diverses nations et ce mélange a créé un groupe rythmique extrêmement original. Le mélange fait au Brésil est unique. (…) Je remarque bien pendant nos concerts que les gens perçoivent notre ancestralité. Où que l’on se produise, on sent cette curiosité ».
Vieux maître ou grand sage, Letieres Leite possède le recul et l’acuité pour vous faire oublier certains préjugés, notamment sur ce genre honni des puristes, le pagode !
Bequadro : Vous trouvez qu’il y a des préjugés musicaux à Bahia mais quel est votre rapport au pagode ?
Letieres Leite : Le pagode bahianais est précieux, oui. Ses percussions sont merveilleuses. Il faut vraiment faire attention avant de dire du mal du pagode parce qu’aujourd’hui, c’est l’unique moyen de revenus qui existe à Bahia. Les Noirs n’avaient pas accès aux instruments, ils ne pouvaient pas monter leurs propres groupes et c’est le pagode qui le leur a permis. Je ne peux pas être contre un mouvement qui génère des revenus, qui fait que le type gagne de l’argent, peut nourrir sa famille et construire sa maison. Dans ce cas-là, la musique sauve, elle transforme les gens.
Bequadro : Et les paroles, maestro ? Aujourd’hui, pratiquement toutes les paroles de pagode sont vulgaires…
Letieres Leite : La vulgarité vient des moyens de production qui sont responsables de sa diffusion. Le gamin qui commence à jouer à neuf ans, commence à entrevoir des opportunités et, évidemment, laisse tomber l’école. Comment un gamin comme ça pourrait-il développer un sens esthétique ? Il n’a pas fait l’université comme les inventeurs de la bossa nova et du Tropicalisme, le niveau de formation n’est pas le même.
Bequadro : Vous avez passé une grande partie de votre vie à jouer avec des artistes d’axé music. Vous en viviez. Pourquoi avoir arrêté ?
Letieres Leite : J’ai réussi des choses merveilleuses en jouant pour l’industrie de l’axé music, j’ai pu faire vivre dignement ma famille grâce à elle. Ivete a toujours été super et très compréhensive mais nos plannings commençaient à devenir ingérables, les dates se confondaient. Mais j’ai aussi compris, dans la pratique, comment la percussion définit tout, j’ai senti que c’est elle qui guide le chanteur. J’ai appris que les protagonistes de notre histoire ne sont pas les chanteurs ou les compositeurs : ce sont les percussionnistes. Comme arrangeur de divers artistes de Bahia (Olodum, Daniela Mercury, Timbalada e Cheiro de Amor, entre autres), la question rythmique a toujours été une préoccupation pour moi. A Bahia, la matière première est la même pour l’axé ou le pagode, c’est seulement la finition qui est différente.
Bequadro : Il y a du racisme dans la musique bahianaise ?
Letieres Leite : Bien sûr qu’il existe du racisme dans la musique bahianaise mais ce n’est pas quelque chose dont on parle, c’est quelque chose de voilé. Bahia se vend comme noire mais ce n’est que du folklore, c’est seulement esthétique. Les moyens de production sont blancs. L’élite blanche a découvert très tôt que la percussion pouvait rapporter de l’argent et elle a commencé à l’exploiter. Mais ces personnes n’ont aucun engagement avec la singularité de la culture bahianaise.
Bequadro : Le premier album de l’Orkestra Rumpilezz a été enregistré dans la grande salle du Teatro Castro Alves et mixé au légendaire studio Legacy, à New York, par Joe Ferla, quelqu’un qui a travaillé avec Miles Davis, Herbie Hancock ou John Mayer. Comment est-ce arrivé ?
Letieres Leite : Un ami passait le disque et Joe qui passait par là, a demandé ce que c’était. Il pensait que c’était un groupe afro-cubain, puis que ça pouvait être quelque chose du Nigéria. Cet ami lui en a donné une copie et, une semaine après, j’ai reçu son invitation à faire le mixage du disque. Il a voulu laisser les choses tels quels, sans ajouter d’effets et le résultat final est très fidèle à ce qu’on imaginait. C’était comme un conte de Cendrillon.
Bequadro : Vous qui êtes resté captif de l’industrie de l’axé music pendant des années, comment voyez-vous la musique alternative de Bahia ?
Letieres Leite : La musique bahianaise est très intéressante, oui. Nous avons de très bons artistes. Nous avons simplement besoin de moyens pour la développer. La musique alternative même si elle ne génère pas beaucoup de bénéfices, s’il n’y a pas beaucoup de retour, a toujours existé. Mais ces quatre dernières années, nous avons assisté à l’émergence d’une scène consistante à Salvador qui va de la sonorité de Rumpilezz au rock, avec par exemple des groupes comme Cascadura ou Retrofoguetes. C’est encore un peu timide mais la tendance est au développement. Et je trouve aussi naturel qu’il y ait une érosion de l’univers de l’axé music.
Et on peut faire confiance à Letieres Leite pour contribuer à ce développement. Un orchestre Rumpilezzinho composé d’enfants formés dans son académie s’est déjà mis en branle. La nouvelle génération arrive !
Pour retrouver les propos de Letieres Leite en version originale : « Percussão Soberana », Revista Bequadro n°1