Curieux paradoxe, c’est décidément à São Paulo que se réinventent aujourd’hui les musiques bahianaises. Avant la sortie toute imminente de Bahia Fantástica, le nouvel album de Rodrigo Campos, ce sont aujourd’hui deux capoeiristas chevronnés qui nous livrent leur propre approche du samba de roda, style propre à la province du Recôncavo. Dalua et Mestre Maurão viennent de sortir un explosif double album tout simplement intitulé O Samba de Roda de Dalua e Mestre Maurão. Ensemble, ils proposent une lecture à la fois respectueuse et moderne de cette musique désormais inscrite par l’UNESCO au patrimoine de l’humanité.
Il n’est pas toujours évident d’amener des éléments nouveaux à un style aussi enraciné que le samba de roda. Les puristes le préfèrent traditionnel, le plus roots possible. On se souvient que Roque Ferreira, exigeant sambiste bahianais dont le répertoire est riche de sambas de roda et chulas des plus inspirés, n’avait que moyennement apprécié le bel hommage que lui avaient rendu Roberta Sà et le Trio Madeira Brasil en consacrant un album à ses chansons. Sur Quando o Canto é Reza, en 2010, ils avaient formidablement sophistiqué ses sambas rustiques et Roque Ferreira avaient souligné que l’essence de ces musiques est leur simplicité, que c’est bien beau d’enrichir les harmonies mais à quoi bon si on ne tapent plus dans ses mains pour faire vibrer le collectif d’un même élan ? Dalua et Mestre Maurão ne devraient pas encaisser un tel reproche : ils ont reçu l’aval de Roberto Mendes. Originaire de Santo Amaro da Purificação, le « Professor » Roberto Mendes est l’égal de Roque Ferreira. Il est aujourd’hui un des principaux artisans de la préservation des chulas et sambas de roda. Que ce soit comme compositeur, excellent guitariste ou pesquisador, sa carrière musicale leur est toute dédiée. Il a signé une « préface » à l’album de Dalua et Mestre Maurão, ce qui constitue une belle caution pour un tel projet.
Celui-ci a commencé, comme il se doit, par un travail de recherche sur le répertoire. Si les morceaux retenus appartiennent tous au domaine public, certains d’entre eux n’avaient, visiblement, jamais été enregistrés. Ce qui renvoie aussi à la vocation de ce type de démarche : pour participer à la conservation d’une mémoire collective liée à la tradition orale, il est justement important de révéler au public des morceaux encore inédits. Vint alors le moment de poser sur bandes ce corpus de chansons, tel qu’on le retrouve sur le deuxième disque de l’album, présenté dans l’esprit le plus brut et le plus fidèle qui soit. Avec force palmas, ces battements de mains qui en sont l’essence, et chœurs féminins.
Ensuite seulement, ils ont pu commencer à retravailler cette base et personnaliser ce style si codifié. Le respect de Dalua et Mestre Maurão pour le samba de roda les a bien inspirés car ils ont su s’ouvrir à d’autres influences avec subtilité. En lui gardant toute sa matrice vive, le mode appel-réponse, les palmas, chœurs féminins et percussions, ils ont glissé à doses homéopathiques des éléments exogènes. Sans le dénaturer mais en l’ouvrant à d’autres influences.
Mais pour garder la caution, la « bahianité », il fallait des représentants « de souche ». Si Leonardo Mendes, fils de Roberto, joue de la viola, c’est surtout la voix de Nega Duda qui confère toute sa force brute et son authenticité au projet. En quelques chansons, « Chita do Brás », « Vou Tirar Meu Amor do Samba » ou « Dona Lila », elle casse la baraque, imposant ce chant du fond des âges.
Pour amener des couleurs inédites, d’autres invités sont là. Yaniel Matos, Marcelo Jeneci et Drumagick mettent leur patte. Le premier, Yaniel Matos, est un pianiste et violoncelliste cubain (la fameuse école cubaine) qui mène une carrière parallèle au Brésil. Il était, par exemple, de l’aventure Carlito Marron, tentative de « relatinisation » de la musique brésilienne par Carlinhos Brown. Ici au piano, il amène une énergique touche cubaine qui se cale à merveille sur les rythmes bahianais. Marcelo Jeneci est une des révélations de la MPB tendance pop de ces dernières années, il joue ici de l’accordéon avec émotion ou un entrain de forrozeiro. Quant à Drumagick, ce duo composé de JrDeep et Guilherme Lopes, c’est une référence en matière de drum’n’bass brésilienne déjà repérée par Gilles Peterson. Il amène ses gros sons de basse sur « O Trem Corre / Vaquinha Amarelinha » sans que l’on perde le fil du samba de roda, les puristes s’en offusqueront, bien sûr, on préfèrera souligner qu’il n’a pas agi en vandale. De même que Guilherme Chiapetta qui co-produit le disque avec Dalua et est responsable des effets électroniques et des programmations posés par petites touches sur quelques autres titres. Notamment « Chita do Brás » où la combinaison du berimbau et de l’électro n’est pas sans rappeler le travail du regretté Ramiro Musotto.
Quant à Dalua et Mestre Maurão, ils sont à la fête. En s’identifiant au samba de roda, ils s’épanouissent sans calcul. Ces maîtres de capoeira en ont parfois conservé l’écho du berimbau mais surtout s’en donnent à cœur joie, que ce soit aux percussions pour Dalua ou au chant rugueux à pleine voix pour Mestre Maurão. C’est leur disque et ils ont mis tout leur cœur.
Malgré la richesse musicale du Brésil, certaines traditions sont menacées, les samba de roda ou chula ont été la matrice du samba carioca mais, aujourd’hui, leur expression est principalement limitée à leur berceau du Recôncavo et à quelques formations qui le font vivre. Peu de jeunes artistes sont apparus dernièrement pour reprendre le flambeau. Le travail de Roberto Mendes est précieux dans la perspective de la préservation de cette culture. A leur façon, Dalua et Mestre Maurão contribuent également à sa divulgation. Cette approche qui s’autorise un traitement moderne est aussi un moyen de la rendre accessible à un nouveau public, jeune, urbain. Sans nostalgie ni passéisme, ils se tournent vers ces racines. Comme la capoeira dont ils sont maîtres, une partie des racines du samba de roda se trouvent en Afrique, à l’image de la belle pochette du disque, ils s’enfoncent dans une mer amniotique, le regard tendu vers cet horizon africain.
Qu’elle est loin l’époque où Vinícius de Moraes pouvait dire que São Paulo était le « tombeau du samba« . La mégapole vibre de toutes les racines brésiliennes et si elle les traite avec respect, les plonge aussi dans le bain de cosmopolitisme qui lui est propre. Si, en matière d’afro-sambas, on s’est ici enthousiasmé pour les albums de Kiko Dinucci, un des plus brillants compositeurs de sa génération, et si on attend avec impatience le deuxième album de Rodrigo Campos qui fantasme Bahia, cet album de Dalua et Mestre Maurão arrive à point nommé alors que nous venons de lancer ce nouveau site. En voilà un beau disque d’afro-samba !
S’il sera évidemment difficile de se procurer le CD (qui est pourtant un bien bel objet), on peut écouter ou se procurer l’album sur quelques plate-formes de téléchargement :