Un hommage à Jorge Ben, sous forme de cycle pour ses soixante-dix ans, ne saurait être complet sans évoquer ses projets actuels. Certes, depuis les années quatre-vingt, on compte sur les doigts d’une seule main les bonnes chansons qu’il ait enregistré… Qu’attendre de lui aujourd’hui si ce n’est d’être une légende en bonne santé ? Le Ben Jor a pourtant un projet et il prévoit même de l’enregistrer cette année. Il a un projet mais le genre de projet qui vous fait redouter le pire… Drôle d’idée, Jorge Ben a ainsi prévu d’enregistrer une nouvelle version de A Tábua de Esmeralda, un des meilleurs albums de sa carrière sorti en 1974, son grand œuvre. Certainement le plus orchestral.
La discographie de Jorge Ben a beau être un des plus grands trésors de l’histoire de la musique brésilienne, il est assez légitime de craindre le résultat de ce remake. Depuis Salve Simpatia, en 1979, tous ses disques ont un son pourri ! Mais ne pourrait-on pas lui accorder un brin de confiance ? C’est quand même Jorge Ben après tout ! JORGE BEN, quoi ! Et puis, franchement, sa reprise de « Umbabarauma » en 2010 tenait bien la route, non ? Entouré de jeunes musiciens qui cherchaient à se rapprocher du son vintage du morceau original et qui, surtout, bichaient tous comme c’est pas permis d’être en studio avec leur maître et idole ! Tous les Mano Brown, Duani Martins, Daniel Ganjaman, Zegon ? Tous complètement confits d’admiration !
Même si Jorge Ben a passé sa carrière à enregistrer de nouvelles versions de son répertoire*, on s’étonne de ce projet car A Tábua de Esmeralda est un chef d’œuvre qui n’a pas pris une ride, un des derniers albums où il joue de la guitare acoustique… Interrogé sur cette nouvelle version, il explique : « elle ne sera pas pareille. J’ai appelé Paulinho Tapajós qui, à l’époque, était le producteur et nous avons déjà trouvé deux studios. Le seul technicien qui avait travaillé sur le disque encore vivant a dit que retrouver ce même son n’était plus possible. Le studio d’aujourd’hui est moderne, meilleur. Le son digital est très propre mais on ne cherche pas non plus à obtenir un son sans respiration. Si ce que je faisais alors sur la guitare Ovation était sans aucun effet, aujourd’hui on en aura besoin. La seule chose qu’on utilisait, c’était une machine pour imiter l’écho« .
Avec A Tábua de Esmeralda, Jorge Ben entre dans son trip alchimiste, un truc encore plus barré que le psychédélisme, et invente un des univers les plus singuliers de la musique populaire brésilienne, nourri d’un imaginaire pour tout dire unique. Illustrant la pochette de gravures de Nicolas Flamel, il y évoque également Hermès Trismégiste et Paracelse. Flamel est l’amoureux de la veuve, le « O Namorado da Viúva »: « namo-mora-rado da viúva » parce qu’il aimait une femme déjà trois fois veuves. Paracelse est l’homme au foulard fleuri, « O Homem da Gravata Florida ». Quant à Hermès, c’est bien sûr sa fameuse Table d’Emeraude qui inspire Jorge, ce texte fondateur de l’alchimie attribué à Hermès Trismégiste et qui aurait été retrouvée dans son tombeau. « É verdade sem mentira certo muito verdadeiro« , il récite ainsi le texte intégral de ce texte légendaire : « il est vrai, sans mensonge, certain, et très véritable : Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut ; et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d’une seule chose« , etc…
Une des grandes questions qui me reste sans réponse, c’est la réception de ces thématiques hermétiques par le vulgus pecum brésilien. L’intention de Jorge Ben était-elle, en donnant ce vernis ésotérique à ses paroles, de conférer la même aura à tous les personnages qu’il évoquait ? Avec lui, le moindre favelado atteint la stature du héros mythologique. Outre les alchimistes, sur A Tábua de Esmeralda, Jorge Ben honore aussi la mémoire de Zumbi. Tel un Malraux des Tropiques, sa seule chanson résonne comme un « entre ici », capable d’introniser Zumbi, ce héros noir fondateur du quilombo de Palmares au Panthéon brésilien.
Autre morceau d’anthologie sur cet album, « Errare Humanum Est » : le « Space Oddity » de Jorge Ben ! J’ai toujours été persuadé qu’il s’était ici inspiré du morceau de David Bowie pour composer cette ballade spatiale. Il faudrait le lui demander… On est à deux doigts d’avoir cité tous les titres de l’album si on y ajoute deux de mes favoris : « Menina Mulher da Pele Preta » et « Eu Vou Torcer ». En douze chansons et 37 minutes bien resserrées, Jorge Ben a signé un album absolument essentiel où sa batida irrésistible n’est jamais étouffée par les arrangements pour orchestre.
Si le projet de réenregistrer un tel chef d’œuvre est étonnante, Jorge Ben compte bien retrouver pour l’occasion ses collaborateurs de l’époque. Ainsi, il va solliciter les trois arrangeurs encore vivants sur les quatre qui avaient travaillé sur le disque, soit rien moins que Hugo Bellard, Osmar Milito et Arthur Verocai. Le quatrième, Darcy de Paulo étant mort en 2000. Vue la cote cultissime atteinte aujourd’hui par Arthur Verocai, si le projet venait à se concrétiser, qui sait, peut-être que, par ricochet, Jorge Ben redeviendrait lui-même une nouvelle sensation branchée ?
L’univers jorgebenniste n’est pas à un anachronisme près, ainsi déclarait-il à propos de ce projet de nouvelle version de A Tábua de Esmeralda : « j’ai envie de faire un disque bien médiéval, dit-il. A cette époque, souvenez-vous, il fallait apprendre l’harmonie Renaissance » (sic)**.
Ecrire ce petit papier m’aura donné l’occasion de me replonger dans l’écoute de l’album. C’est un des premiers disques de Jorge Ben que j’aie acheté, il y a une vingtaine d’années, un vinyl même si c’est sa version mp3 que je fais tourner aujourd’hui. En tout cas, réécouter ça en boucle, quel kif !
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* Dès 1973, il sort l’album 10 Anos Depois qui reprend les succès de ses débuts avec de nouveaux arrangements et des medleys. Sur África Brasil, il chante une nouvelle version de « Hermès Trismegisto ». La pratique sera régulière chez lui mais, à la différence des deux exemples cités, n’aboutira généralement qu’à des disques catastrophiques.
** « Pretendo fazer um disco bem medieval. Naquela época, tive de aprender harmonia renascentista — lembra« .
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