Jorge Ben vient d’avoir soixante-dix ans, même s’il prétend être né en 1945. Dans cet hommage en plusieurs parties, avant la traduction d’une longue interview, voici le portrait de l’artiste de ses débuts jusqu’à la fin des années soixante. Une première période de sa carrière où son style, si particulier et original dès ses premiers enregistrements, ne fera que s’affirmer. Les années-soixante-dix auraient été tout aussi passionnantes à évoquer mais j’ignore ce qui l’a poussé à enregistrer África Brasil et toute évocation de cette décennie sans pouvoir expliquer le virage que représente cet album à part, un one shot dans sa carrière, serait incomplet. Jorge Ben a cinquante ans de carrière mais il faut bien admettre qu’au cours des années 80, 90 et 2000, il ne nous a pas laissé grand chose à nous mettre sous la dent (retenons au moins « W/Brasil » avec son refrain en hommage à Tim Maia, « chama o síndico » avec son nom scandé en boucle). On retiendra aussi qu’il se fait désormais appeler Jorge Ben Jor, visiblement plus pour des problèmes de droits d’auteur et d’une confusion avec George Benson que pour des motifs numérologiques, comme cela est parfois avancé.
En choisissant de consacrer un vrai dossier à Jorge Ben, prenant prétexte de cet anniversaire, notre ambition est de contribuer à ce qu’il soit enfin reconnu à sa juste valeur, et qu’il obtienne la place qu’il mérite, celle de l’artiste le plus fédérateur du Brésil. Il fut celui qui, dans les années soixante, était admiré à la fois par les adeptes de la bossa nova, ceux de la Jovem Guarda et, enfin, par les Tropicalistes. Il est celui qui, aujourd’hui, est chanté et repris aussi bien par les rockeurs que les rappeurs… En prenant le cas de Sly Stone, on sait ce que ça coûte d’être étiqueté « The Great Reconcilier », le « grand réconciliateur« , pourtant Jorge Ben a su esquiver la pression et rebondir après un passage à vide pendant ces mêmes années soixante.
La musique populaire brésilienne possède ses propres hiérarchies au sein de laquelle on va souvent privilégier les critères esthétiques qui paradoxalement s’éloignent le plus de son essence populaire. Ainsi, des millions de Brésiliens trouveraient normal que l’œuvre de l’immense Antônio Carlos Jobim soit admise au patrimoine culturel de l’humanité. Pardi, il avait grandi en écoutant l’école française des Debussy, Ravel et autres compositeurs modernes dont l’influence peut se sentir dans ses compositions. A l’inverse, de quelle reconnaissance jouit donc Jorge Ben ? Jamais reconnu à sa juste valeur, Jorge Ben est le plebeu, le plébéien, un type qui a construit sa musique sur des rythmiques d’une allégresse insoutenable ! Sur quelque chose de primaire, au ras de la ceinture, à la différence de Jobim et ses airs qui tendent à l’élévation.
Nous n’allons pas nous lancer dans un essai sur la question mais nous soulignerons qu’il est franchement absurde de vouloir adopter les mêmes critères esthétiques pour évoquer un concerto de Mozart et un concert de James Brown. Or, on remarquera que la critique a finalement accaparé, pour une bonne partie d’entre elle, les mêmes outils de jugement qu’aura imposé la tradition classique occidentale. On valorisera toujours la mélodie et l’harmonie au détriment du rythme. Et le génie de Jorge Ben, c’est le rythme.
« Mas, Que Nada » au Maracanã
Ce préambule pourrait s’intituler Jorge Ben pour les Nuls. Si vous faites partie des gens qui disent : « Jorge Ben ? Qui ça ? », ne vous inquiétez, en une seule leçon vous aurez déjà un son sur ce nom. J’en ai fait l’expérience la seule fois où je l’ai vu sur scène. C’était en 2002, pendant les Vidourlades de Quissac, festival depuis disparu. Avant son passage, plusieurs personnes dans la foule me demandèrent de qui il s’agissait, charmante ingénuité de la province*. Mais en cinq minutes, il avait déjà tout le public dans la poche, ayant attaqué pied au plancher, probablement avec « Mas, Que Nada » !
Quand on n’a pas recourt à la « Garota de Ipanema », « Mas, Que Nada » fait aussi très bien l’affaire pour incarner à lui tout seul le Brésil. Souvenez-vous, avant la Coupe du Monde 1998, de cette mémorable partie de foot improvisée par les joueurs de la Seleção dans les couloirs d’un aéroport. Une pub pour leur équipementier, d’accord, mais quelle autre chanson mieux que « Mas, Que Nada » pouvait évoquer ce plaisir de jouer ? En l’occurrence, la version utilisée était celle du Tamba Trio…
Un tel tube est une rente à vie. En 2010, « Mas, Que Nada » était encore le quatorzième titre de la SACEM à avoir généré le plus de droits à l’étranger, Jorge Ben étant, comme quelques milliers d’autres, de ces artiste étrangers membres de la SACEM.
Le plus étonnant quand on s’attarde sur le destin de cette chanson, c’est qu’elle est le premier enregistrement de Jorge Ben. Lequel appartient donc à cette catégorie d’artistes qui ont fait de leur premier essai le titre le plus emblématique de leur carrière. Catégorie qui compte évidemment plus de « kleenex », d’interprètes d’un tube unique disparus dès la saison suivante, que d’artistes ayant cinquante ans de carrière. « Mas, Que Nada » est ce titre-là, un coup d’essai, coup de maître.
En 1963, Jorge Ben n’est encore qu’un jeune homme qui se produit avec sa guitare dans les clubs de Rio. En septembre, Zé Maria décide d’enregistrer « Mas, Que Nada ». Jorge est convié à jouer des percus puis, ça tombe bien, les choristes prévues étant absentes, on lui demande de chanter. Lors de cette session, est également enregistré « Por Causa de Você Menina ». Les deux titres sortent en 45Tours. Un soir où il joue au Bottle’s, un des clubs du Beco das Garrafas, un client lui demande de rejouer « Mas, Que Nada ». En sortant, il lui donne sa carte de visite : il s’appelle João Mello et travaille pour Philips. Il lui dit de passer le lendemain. Ce qui en dit long sur l’état d’esprit de Jorge Ben à cette époque, c’est qu’il hésite : pourquoi irait-il perdre son temps à passer dans les bureaux d’une maison de disques alors qu’au même moment, il a une partie de football sur la plage organisée avec les potes ! João Mello et Armando Pitigliani sont obligés d’insister ! Une fois le contrat signé, Philips lui fait ré-enregistrer ces deux morceaux, cette fois-ci accompagné de Meirelles e Copa 5.
Porté par le tube « Mas, Que Nada », Samba Esquema Novo, le premier album de Jorge Ben se vend très rapidement à 100 000 exemplaires. Des débuts fracassants alors que celui-ci prend les choses avec désinvolture et réalise mal l’ampleur de ce succès. Pour prendre la mesure des chiffres qu’on lui annonce, en passionné de football, c’est quand il se représente le public du Maracanã, chaque spectateur son disque à la main, qu’il comprend l’énormité du truc. Comme il le raconte lui-même : « le premier disque pour moi, c’était un truc comme ça… En vérité, je suis entré dans la musique parce que je traînais dans le milieu de la musique. Un truc de copains qui étaient musiciens, tu comprends. Mais ce n’était pas ce que je souhaitais. A tel point que mon premier succès n’était pas quelque chose qui m’intéressait beaucoup. On me disait que j’étais le premier chanteur à vendre 100 mille disques au Brésil. Là, j’ai commencé à imaginer un Maracana où chacun des spectateurs avait mon disque. Là, j’ai réalisé, c’était énorme« **.
Babulina, Babulina !
Né à Madureira, il passe une partie de son enfance dans la favela de la Rua do Bispo, dans le le quartier de Rio Comprido. Son père, Augusto Menezes, est docker sur les quais. Travailleur, il vend aussi du poisson sur de marché. « J’étais très fier de mon père« , dira Jorge. Sa mère, Sílvia Saint Ben Lima, qu’on voit à ses côtés sur la photo ci-dessous, est d’origine éthiopienne. Il est déjà adolescent quand son père fait déménager toute la famille pour l’installer à Copacabana où il fait meilleur vivre.
Le jeune Jorge n’a pas encore de passion marquée pour la musique. Son père avait des amis musiciens, notamment le célèbre sambiste Ataulfo Alves, qui passent fréquemment à la maison. Lui-même jouait des percussions dans les Cometas do Bispo. Le premier instrument de Jorge, à treize ans fut le pandeiro que lui offrit son père. A quinze ans, il chantait dans le chœur du Colégio Diocesano São José où il suit une partie de sa scolarité. Il apprend en autodidacte à jouer de la guitare que sa mère lui a offert. Jorge n’est pas encore sûr de ce qu’il souhaite faire. Son père rêve de le voir devenir avocat, quand sa mère le veut pédiatre. Lui, le Jorge, se verrait bien footballeur. Repéré lors d’une séance de détection par le club de son cœur, le prestigieux Club de Regatas du Flamengo, le Fla, il trouve sa place dans les équipes de jeunes, s’y impose au poste d’avant-centre. Il n’ira pas plus loin. Mais pour un Carioca bon teint qui aime le ballon, le football, c’est surtout les parties sur la plage avec les copains. Même s’il doit travailler comme employé de bureau, Jorge est toujours partant. Une journée idéale combine ballon et guitare. Toujours avec les copains. Aux parties sur la plage succède un bœuf. C’est à cette époque qu’il gagne son surnom de Babulina. Il porte alors souvent un t-shirt où est écrit « Bop-A-Lena », titre d’un rock’n’roll de Ronnie Self que la prononciation à la brésilienne transforme en « Babulina ». Un surnom qu’il gardera jusqu’à aujourd’hui.
Le cool absolu
Les débuts de Jorge Ben sont fracassants. Si une partie de la critique fait la fine bouche, considère ses paroles simplistes et ses harmonies trop pauvres, il est une évidence. Il se pose avec l’assurance de celui qui incarne son temps. Pour le comprendre, il n’est qu’à voir les pochettes de ses débuts : Samba Esquema Novo et Ben é Samba Bom. Sur la première, il gratte sa guitare en équilibre sur une jambe, sur l’autre en pull casual, qui ne déparerait pas sur les épaules d’un mod british d’alors, il n’a même plus besoin de guitare, il lui suffit de claquer des doigts, fixant l’objectif avec ce regard de cool absolu.
Est-il vraiment si sûr de lui ? A ses débuts, Jorge Ben a une idole. Orlann Divo. « J’ai une histoire très amusante à propos de Jorge Ben, raconte celui-ci. Un soir où je jouais au Bottle’s, sur le Beco das Garrafas, le patron du Plaza Club Oliveira Filho vient me voir et me dit : ‘Orlann, il y a un gamin dehors qui dit qu’il t’a écrit des chansons. J’étais curieux et je suis donc sorti pour le rencontrer. Ce gamin, c’était Jorge Ben, il était très très jeune. Il a pris sa guitare et il a commencé à jouer « Por Causa de Voxê » et « Mas, Que Nada », vous savez avec ce chant nasal, sa façon de dire « voh-ché » au lieu de « vo-cé ». J’étais flatté parce que j’ai trouvé ces chansons fantastiques mais je lui ai dit : ‘mon garçon, ces chansons, tu dois les enregistrer toi-même’. Il m’a dit : ‘oh, non, Mr. Divo, je les ai écrites pour vous, je ne suis pas chanteur’. Alors je lui ai répondu : ‘je n’étais pas un chanteur non plus et regarde-moi maintenant (rires) ». Heureusement donc qu’Orlandivo (ou Orlann Divo) n’est pas un chacal. Il ne s’est pas approprié les chansons en condamnant le jeune Jorge à rester dans l’ombre et l’a, au contraire encouragé à trouver sa voie (sa voix, aussi). On peut aussi se dire que le talent de Jorge Ben est si explosif qu’il aurait, quoi qu’il en soit, éclaté au grand jour.
Sacundin Sacunden, la batida dévastatrice
Babulina fait ses débuts en plein âge d’or de la bossa nova. Habitant Copacabana, il est alors tout proche du Beco das Garrafas, une rue du quartier où se trouvaient tous les clubs où se jouent la bossa. C’est là qu’il fait ses premiers pas sur scène, payé des clopinettes pour taper du pandeiro au Little’s Club, ou rien du tout au Bottle’s où il peut interpréter ses premières compositions à la guitare au bout de la nuit.
Son style se distingue radicalement de la bossa : « je sentais que par rapport aux autres musiques alors en vogue, la mienne était plus agressive. (…) Je jouais aussi de la bossa nova mais je n’aimais pas ça, je préférais jouer à ma façon« . Pourtant, le jeune homme est fan de João Gilberto. L’homme à l’origine d’une véritable révolution de style tant dans la façon de placer sa voix que dans la batida de sa guitare, sa rythmique, dans laquelle on retrouve l’écho des tambours de sa Bahia natale. L’oreille fine, le jeune Jorge Ben tombe sous le charme de ce style si novateur. Parce qu’il est difficile à reproduire harmoniquement, Jorge Ben se concentre sur la batida, s’en inspire pour créer la rythmique la plus dévastatrice qui soit. Son jeu marquant par exemple les basses, au point qu’il n’y a ni bassiste ni contrebassiste sur certains de ses premiers enregistrements, sa seule guitare posant le groove.
João Gilberto et Jorge Ben ne se croisent qu’une seule fois. Dans un club aux Etats-Unis, pendant que Jorge est installé dans le Greenwich Village. Il assiste à un concert de João Gilberto mais, surtout, il peut lui jouer quelques morceaux à lui. João Gilberto n’a pour seul commentaire qu’un « muito bom » qui en dit long. « Nous avons eu une conversation mentale« , dit Jorge Ben.
Ce qui est certain, c’est qu’avant d’être un chanteur, Jorge Ben s’impose par son jeu de guitare. Il invente un style radicalement nouveau. Littéralement un Nouveau Schéma de Samba : un Samba Esquema Novo, du titre de son premier album, titre qui claque comme le manifeste d’une révolution esthétique. Il a beau parler dans « Mas, Que Nada » d’une samba de « preto velho », figure de vieux Noir qu’on retrouve dans le candomblé, son samba est sacrément moderne.
Il crée une « batida peculiaríssima« , comme l’écrit le journaliste Silvio Essinger. « Quand j’ai inventé cette batida, je l’ai nommée ‘sacundin sacunden’, puis à l’époque de la Jovem Guarda, c’est devenu ‘jovem samba’ et, plus tard, ‘sambalanço’ « , explique Jorge Ben pour décrire les débuts de ce qui allait être connu au Brésil sous le nom de suingue ou samba-rock.
Le Ben lui-même raconte comment la maison de disques semble de premier abord assez perplexe quant à son style, ne sachant quelle étiquette lui coller : « ‘On aime beaucoup et tout et tout, mais on a un problème. La direction aime bien aussi mais c’est que le producteur musical ne sait pas ce que c’est, c’est pas du samba, il ne sait pas ce que c’est’. Alors j’ai dit : ‘mais si, c’est du samba’ « .
Jorge Ben considère qu’il bien s’agit de samba, comme en témoignent les titres de ses premiers albums : Samba Esquema Novo, déjà cité, Ben é Samba Bom, ou encore Sacundin Ben Samba. Pourtant, sa musique est si inhabituelle qu’il ne trouve pas de musiciens de samba capables de l’accompagner dans cette direction inédite. C’est de ce constat préalable, qu’il se fit alors accompagner de musiciens venus du jazz, plus souples et capables de le suivre dans son Sacundin… Lesquels sont justement ses amis, JT Meirelles, ou Luiz Carlos Vinhas pour ne citer qu’eux, des figures majeures de la jeune scène jazz brésilienne. « Vraiment, les gens du samba ne savaient pas m’accompagner avec ma façon de jouer de la guitare et chanter. Alors, comme j’avais quelques amis par là, qui eux étaient dans le jazz, j’ai pris contact avec eux. Ils avaient un groupe qui jouait au Beco das Garrafas et qui s’appelait Meirelles e Copa Cinco. Je leur a montré ce que je faisais, ils ont adoré et on a commencé à jouer. (…) C’est comme ça que j’ai enregistré mon premier album avec ce groupe de jazz. Et ça a été super« ***.
Cette influence jazz est marquante à l’écoute. Sur son quatrième album Big Ben, en 1965, cet appui jazz est tout aussi manifeste. Si la patte de Jorge Ben est toujours aussi phénoménale dans sa façon de planter un groove en deux coups de cuiller à pot par une intro à la guitare, sur cet album, c’est un fantastique drumming qui est mis en avant dans le mix. Alors qu’on sait que Dom Um Romão officie sur le premier album, qu’Edison Machado a également été batteur dans la formation de JT Meirelles, la fiche technique de Big Ben n’indique pas les musiciens qui participèrent aux sessions de l’album. Après avoir cherché l’info sur internet, je reviens bredouille et ignore toujours le nom du batteur de Big Ben : peut-être un certain Reizinho, d’après Marcelo Cruz, du blog SacundinBen, sans que lui-même en ait d’ailleurs la certitude. Comme ses trois précédents albums, Big Ben est produit par Armando Pittigliani. Outre ses musiciens, comme nous venons de le voir, Jorge Ben sait se faire épauler par des personnes de talent. Pittigliani est alors considéré alors comme un des meilleurs producteurs du pays (en 1965, 1966 et 1967, il est élu meilleur producteur par l’Association des Critiques d’Art de São Paulo).
Comme le disait Lucas Santtana, au moment de la mort du Godfather : « James Brown a eu une très grande importance dans la formation groovesque de ma main droite. Autant que Jorge Ben« . Cette batida de Jorge Ben est si phénoménale qu’un type aussi talentueux que Gilberto Gil pense arrêter la musique quand il l’entend, ainsi que le rapporte Caetano Veloso dans Verdade Tropical, son livre autobiographique revenant sur ses années tropicalistes : « Gil était un passionné de Jorge Ben depuis ses années de jeunesse à Bahia. Un soir, alors qu’il donnait un concert dans un club de Salvador, il déclara qu’il arrêtait de composer et qu’il ne chanterait plus aucune de ses propres compositions, depuis qu’un type appelé Jorge Ben venait de surgir et qu’il faisait déjà tout ce que lui aurait dû faire. Moi qui aimait Jorge Ben pour son originalité et son énergie, je n’admettais pas qu’un talent musical comme celui de Gilberto Gil fasse silence en révérence à celui-ci. Par-dessus tout, il me semblait presque choquant que Gil, bien plus doué pour les harmonies que moi, dise qu’il préférait tout abandonner à cause d’un musicien infiniment plus primaire que lui. Bien que je trouve son geste radical et passionnément généreux, je ne pouvais partager ses motivations. Je l’attribuais en partie (et je crois que je n’avais pas complètement tort) à des raisons raciales. Jorge Ben n’était pas seulement le premier grand auteur noir depuis les débuts de la bossa nova (un titre qui aurait pu aussi revenir à Gil), il était aussi le premier à en faire un déterminant esthétique« .
Sacundim et Sacundém, les saints…
Car outre des rythmiques à faire se trémousser une assemblée de croque-morts, Jorge Ben introduit une dose d’africanité dans la musique brésilienne par le biais de ses références. Ainsi sur « Chove Chuva », un des succès de son premier album. En soi la chanson est toute simple, elle lui est inspirée par une belle brune qui se baigne quand tout le monde sur la plage se réfugie à l’abri d’une pluie battante : « la muse de cette chanson, je ne l’ai pas connue, je l’ai vue seulement et la chanson m’est venue tout de suite« . Mais ce qui pourrait sembler, si l’on n’y prête attention, n’être qu’une série d’onomatopées : « Sacundim, Sacundém, Imboró, Congá, Dombim, Dombém, Agouê, Obá« , est en fait l’énumération d’une série de saints (Sacundim et Sacundém), de guerriers (Dombim, Dombém ) ou de divinités (Obá est la déesse nagô de l’amour) auxquels le narrateur de la chanson adresse sa prière pour que la pluie cesse de mouiller son amoureuse. Mais il faut vraiment s’appeler Jorge Ben pour oser déranger un pareil chapelet de divinités pour un motif aussi dérisoire.
Dans ce « Pays du Métissage », les préjugés ont la vie dure. Et s’il est aujourd’hui assez commun d’invoquer les orixas dans une chanson, que Baden Powell et Vinícius de Moraes sortent Os Afro Sambas en 1966, l’énumération qu’en fait Jorge Ben doit être comprise comme une véritable affirmation. Un geste fort, tout comme donner à sa rythmique le nom de ces saints. Et peu importe alors les motifs dérisoires qui y président sur « Chove Chuva ».
Au même titre que la plupart des artistes noirs brésiliens, Jorge Ben aura d’ailleurs à subir une forme de dévalorisation de son travail. D’où la nécessité d’établir ici que son influence est aussi grande que celle de Jobim, dont le répertoire n’a pas eu, lui, à souffrir d’un manque de légitimité. Car même si la reconnaissance par ses pairs de Jorge Ben pourrait laisser croire à une forme d’unanimité, les choses sont plus délicates qu’il n’y paraît. Dans la tension des années soixante, les scènes musicales sont alors très cloisonnées et, comme dans toute chapelle, l’intolérance et les rejets des autres courants d’une rare virulence. Pourtant, entre la bande de la bossa nova, celle des Yéyés de la Jovem Guarda, puis, ensuite celle des Tropicalistes, le seul artiste apprécié de tous est Jorge Ben. Même s’il ne se sent proche d’aucun des deux, il est invité dans les programmes télé qui sont la vitrine de ces courants, O Fino da Bossa, avec Elis Regina et Wilson Simonal, et Jovem Guarda, présenté par Roberto et Erasmo Carlos. Ce qui lui vaut d’être finalement rejeté par les deux bords qui interprètent comme une trahison de le voir chez l’ennemi.
Même si ces chansons commencent à être des succès aux Etats-Unis, interprétées par Sérgio Mendes, Herb Alpert ou José Feliciano, c’est, entre 1965 et 1968, le creux de la vague dans cette exceptionnelle décennie. C’est l’enthousiasme des Tropicalistes qui le relance. Eux aussi l’invitent dans leur émission de télévision, l’éphémère Divino, Maravilhoso. Les Caetano Veloso, Gilberto Gil, Tom Zé, etc… vont parfois jusqu’à considérer Jorge Ben comme un des leurs. Caetano Veloso écrit d’ailleurs : « un enregistrement de Jorge Ben contenait toutes nos ambitions. Il s’agit de « Se Manda », un hybride de baião et de marcha-funk, chanté et joué avec une violence salutaire et une modernité pop naturelle qui nous remplissait d’enthousiasme et d’envie« .
Jorge Ben n’a jamais été hippie mais il a su évoluer. Après avoir été accompagné du groupe The Fevers en 1967 pour son album O Bidú – Silêncio no Brooklyn (qui contient le fameux « Se Manda » mentionné par Caetano), Jorge Ben a la bonne idée de jouer avec le Trio Mocotó. João Parahyba, un des membres du trio, racontait il y a quelques années à un journaliste de Libération : « Quand Jorge nous a vus jouer ensemble, il voyait pour la première fois trois percussionnistes qui jouaient différemment, comme un trio de guitares. Nous avons joué avec lui ce soir-là, puis le lendemain et on ne s’est plus arrêté« . C’est avec eux qu’il enregistre en 1969 son dernier album de la décennie, sobrement intitulé Jorge Ben. Un des meilleurs de sa carrière, un chef d’œuvre absolu.
La pochette de l’album nous montre une toile représentant Jorge Ben avec sa guitare dressée, décorée de l’écusson du Flamengo, alors que l’arrière-plan mêle silhouettes féminines et végétation. Avant sa période alchimiste, cette image de facture psychédélique est tout aussi riche en symboles : il a brisé ses chaînes, il est au cœur d’une nature tropicale, un toucan sur l’épaule, les muses sont là…
S’il peut désormais introduire une dimension presque expérimentale dans certaines de ses chansons, comme cet étonnant « Descobri que sou um anjo », il aligne ici une incroyable série de tubes indémodables : « País Tropical », « Cadê Teresa », « Que Pena », « Bebete Vãobora », etc… Et « Charles Anjo 45 ». C’est d’ailleurs avec ce morceau que débute un an plus tôt, en 1968, la collaboration de Jorge Ben avec le Trio Mocotó quand il l’accompagne à l’occasion du Festival Internacional da Canção. On considère parfois que le samba-rock tient là son origine. João Parahyba se souvient : « nous faisions un suingue qui avait une qualité musicale. C’était une modernisation du samba. Nous sentions que nous étions à moitié avant-guardistes ! On voulait faire une sorte de jazz tropical mais ça s’est transformé en suingue« .
En pleine dictature, la conscience sociale de Jorge Ben s’affirme quand il fait l’éloge d’un « Robin des Bois des favelas« , le Charles Anjo 45 en question. A écouter les paroles, on imagine une sorte de malandro à conscience sociale, brigand au grand cœur, « défenseur des faibles et des opprimés » qui compense les défaillances de l’Etat et est fêté par le peuple des favelas. La chanson est en fait une évocation d’Avelino Capitani, un opposant à la dictature militaire qui fut arrêté et qui avait participé à une tentative de coup d’Etat. Il était surnommé « Charles » parce qu’il aurait pu passer pour européen, « Anjo » parce qu’il était un « ange blond » et « 45 » parce que, dans la guerrilla, il avait un… calibre 45. Avelino Capitani est un ami de Jorge. Enfants, ils jouaient au foot ensemble. « J’ai appelé Charles « Anjo 45 » parce que c’est un type super, il a un cœur gros comme ça avec les gens bien et est très impulsif avec les ennemis. Je pense qu’il est un ange, un justicier. Il a été arrêté avec ce 45 mais il n’a commis aucun crime« .
Le morceau lui-même explose en un break de percussions d’anthologie où, en guise de tambour, le Ben tape comme un malade sur la caisse de sa guitare, la cuica se déchaîne et les sifflets mettent en branle un véritable carnaval. Peu de temps avant d’être contraint à l’exil, Caetano Veloso enregistre lui aussi le morceau, arrangé par Rogério Duprat, avec Jorge à la guitare, mais sa maison de disques préfère ne pas le sortir de crainte que la dictature n’y voit une provocation et n’établisse un parallèle entre le fameux Charles de la chanson et Caetano lui-même… Resté au Brésil, Jorge Ben le soutient en faisant swinguer Maria Bethânia, sa sœur, d’un batida toute « babulinienne », et chantant en duo : « Mano Caetano ».
Les années soixante-dix s’ouvrent alors que Jorge Ben est au sommet de son art. Il parcourt la première moitié de celle-ci à un train d’enfer mais cela, c’est une histoire encore à écrire. Peut-être en 2015 ? Qu’importe si Jorge Ben fête ses soixante-dix ou non, s’il est né en 1942 ou en 1945, son œuvre des années soixante n’a, elle, pas pris une ride.
A suivre, une interview exceptionnelle où un Jorge Ben très en verve parle de sa famille, d’alchimie et de… Saint Thomas d’Aquin…
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* Le Parisien, même quand il ne sait pas, fait comme si.
** « O primeiro disco pra mim foi uma coisa assim… na verdade, eu entrei na música porque eu estava no meio musical. Coisa de amigos que eram músicos, entende? Mas não era o que eu queria. Tanto que no meu primeiro sucesso era uma coisa que não me interessava muito. Falavam que eu era o primeiro cantor aqui que vendia 100 mil discos. Eu ficava imaginando o Maracanã lotado, cada um com um disco meu na mão. Achava legal« .
*** « Aí, realmente, o pessoal do samba não tinha uma leitura, não sabiam me acompanhar, do jeito que eu tocava no violão e cantava. Aí, como eu tinha uns amigos lá, que eram mais para o jazz, entrei em contato com eles, uma banda que tinha lá no « Beco das Garrafas », que chamava « Meirelles Copa Cinco ». Mostrei pra eles e eles adoraram, começamos a tocar. Eles fizeram… o pessoal do samba não teve uma leitura fácil, e eu gravei meu primeiro disco com essa banda de jazz. E foi legal« .